
L’argent au temps de Jésus
L’argent et le crédit au temps de Jésus sont des thèmes fascinants qui révèlent des dynamiques complexes entre l’économie, la religion, et la société dans la Palestine du Ier siècle. Dans ce contexte, la gestion des dettes, les pratiques de prêt, et la circulation monétaire étaient influencées non seulement par les besoins économiques, mais aussi par des valeurs religieuses profondes et la domination romaine, qui imposait des exigences financières lourdes sur la population locale. Cet article explore ces pratiques sous plusieurs angles pour mettre en lumière l’importance de l’argent dans la vie quotidienne, les tensions sociales qu’il suscitait, et les enseignements de Jésus, qui proposait une vision radicalement différente de l’usage des richesses.
1. La domination romaine et l’imposition économique
- Le rôle de la monnaie romaine : Lorsque la Judée passe sous le contrôle romain en 63 av. J.-C., la monnaie prend une importance capitale dans l’économie locale. Les Romains introduisent leur propre monnaie, en particulier le denier d’argent, utilisé pour le commerce et pour payer les impôts impériaux. Ce système monétaire centralisé renforce le pouvoir romain et facilite l’extraction de richesses depuis les provinces vers Rome. La population juive, qui utilisait traditionnellement un système de troc ou des monnaies locales comme le shekel de Tyr, doit désormais se soumettre à cette économie monétaire imposée.
- L’impôt de capitation et les taxes diverses : Rome impose un impôt de capitation (ou tributum capitis) sur chaque individu, une taxe que tous les habitants devaient payer, indépendamment de leur revenu. S’y ajoutent les taxes foncières (tributum soli) sur les terres agricoles, les taxes de transport, et divers droits de douane. Ces impôts exercent une forte pression sur les paysans, qui vivent déjà dans des conditions précaires et dépendent des récoltes pour leur subsistance. Dans de nombreux cas, ces taxes entraînent des cycles d’endettement pour les familles incapables de payer leurs impôts.
- Les collecteurs d’impôts, ou publicains : Pour collecter les impôts, l’administration romaine délègue cette tâche à des collecteurs locaux, appelés publicains, qui perçoivent les taxes au nom de Rome. Ces collecteurs d’impôts ont souvent la liberté d’ajouter leurs propres commissions, ce qui en fait des figures souvent détestées de la population. Dans les Évangiles, Jésus rencontre et invite Matthieu, un publicain, à devenir l’un de ses disciples, un geste qui souligne la réconciliation et la rédemption, mais aussi la tension sociale autour de cette profession perçue comme exploitante.
L’argent est l’argent, quelles que soient les mains où il se trouve. C’est la seule puissance qu’on ne discute jamais. Alexandre Dumas
2. Le crédit, la dette, et l’endettement structurel des paysans
- L’emprunt pour les besoins agricoles : En Palestine au Ier siècle, l’agriculture est la principale activité économique, et la survie des familles paysannes dépend de la réussite de leurs récoltes. Dans un climat aride et soumis aux aléas climatiques, les mauvaises récoltes sont fréquentes, et de nombreux agriculteurs se voient contraints de recourir au crédit pour financer leurs semailles ou pallier les pertes. Ils empruntent souvent de l’argent ou du grain auprès de voisins plus aisés, de notables locaux, ou même des prêteurs romains.
- L’accumulation des dettes et la perte des terres : En cas de mauvaises récoltes ou d’incapacité à rembourser leurs dettes, les paysans sont confrontés à des choix difficiles. Souvent, ils doivent vendre leurs terres pour rembourser leurs créanciers, ou même devenir des fermiers locataires sur les terres qu’ils possédaient autrefois. Cette situation engendre un cycle de pauvreté et de dépendance qui renforce les inégalités sociales. Certains sont même contraints de se vendre eux-mêmes ou leur famille en esclavage pour échapper à leurs créanciers.
- La Loi juive et la régulation de la dette : La Torah interdit aux Juifs de prêter avec intérêt à d’autres Juifs, afin d’encourager l’entraide et de prévenir l’exploitation des pauvres. Cette loi se fonde sur le principe de solidarité communautaire et vise à préserver l’équilibre social. Cependant, cette interdiction n’était pas toujours respectée, et des créanciers exigeaient des intérêts sous différentes formes. Le Jubilé, institué dans la Loi juive, prévoyait l’annulation des dettes et la restitution des terres tous les cinquante ans, mais cette pratique semble avoir été rarement appliquée strictement.
3. Les enseignements de Jésus sur l’argent et la dette
- Un message de détachement matériel : Jésus aborde fréquemment la question de la richesse dans ses enseignements, appelant à un détachement des biens matériels et à une vie axée sur les valeurs spirituelles. Dans l’Évangile de Matthieu, il avertit que « nul ne peut servir deux maîtres… vous ne pouvez servir Dieu et l’argent » (Matthieu 6:24). Il exhorte ses disciples à abandonner l’attachement aux richesses, qu’il considère comme une barrière à la vie spirituelle authentique.
- La parabole des talents et la responsabilité des biens : Dans la parabole des talents (Matthieu 25:14-30), Jésus raconte l’histoire d’un maître qui confie des talents (monnaie) à ses serviteurs et attend qu’ils les fassent fructifier. Cette parabole est interprétée comme un appel à utiliser les ressources et les dons que l’on possède de manière responsable et bienveillante, sans rechercher l’enrichissement personnel excessif. Elle illustre la différence entre la gestion responsable des biens et l’avidité.
- Le pardon des dettes dans le Notre Père : L’idée de la réconciliation et du pardon est centrale dans les enseignements de Jésus. Dans le Notre Père, Jésus introduit le concept du pardon des « dettes » (« remets-nous nos dettes, comme nous aussi nous remettons à nos débiteurs »), qui peut être interprété comme des dettes matérielles mais aussi spirituelles. Cette notion de pardon rappelle les valeurs de la Loi juive, où l’annulation des dettes est un acte de miséricorde et de compassion.
- Les paraboles des débiteurs : Plusieurs paraboles de Jésus abordent la question de la dette, notamment celle du serviteur impitoyable (Matthieu 18:21-35), dans laquelle un roi remet une dette colossale à un serviteur, qui refuse cependant de pardonner une petite dette à un autre. Cette parabole illustre l’importance du pardon dans une société où l’endettement est omniprésent et où les créanciers exercent un pouvoir moral sur les débiteurs.
4. Le Temple de Jérusalem : centre spirituel et économique
- Le rôle économique du Temple : Le Temple de Jérusalem n’était pas seulement un centre religieux, mais aussi un pilier de l’économie judéenne. Il attirait des pèlerins de toute la région pour les fêtes religieuses, et ceux-ci venaient avec des offrandes sous forme monétaire ou animale. Le Temple, de par son importance spirituelle, devenait également un lieu de concentration de richesses, accumulant des fonds qui servaient aussi bien à entretenir les rituels qu’à financer la classe sacerdotale.
- Les changeurs de monnaie dans le Temple : Les pèlerins venant au Temple devaient payer la taxe du Temple en shekels, une monnaie de haute pureté qui était acceptée pour les offrandes. Les changeurs de monnaie étaient donc essentiels pour convertir les différentes devises en shekels, mais ils imposaient souvent des frais élevés, ce qui pesait sur les croyants. Jésus chasse les changeurs de monnaie et les marchands d’animaux du Temple, dénonçant cette commercialisation d’un lieu sacré et l’exploitation des fidèles qui venaient y prier.
- Les marchands de sacrifices : En plus des changeurs de monnaie, le Temple abritait des marchands qui vendaient des animaux pour les sacrifices rituels, ce qui facilitait la vie des pèlerins venus de loin. Cependant, cette activité commerciale au sein même du Temple a contribué à transformer cet espace spirituel en un marché, une transformation que Jésus condamne dans un geste fort, en renversant les tables et en chassant les marchands.
5. Les structures sociales et l’entraide communautaire
- L’entraide entre familles et communautés : En Palestine au Ier siècle, la société était fortement organisée autour des liens de parenté et des communautés religieuses. La solidarité communautaire était essentielle dans les villages, où les familles s’entraidaient pour surmonter les difficultés financières. Les riches avaient pour devoir moral de soutenir les pauvres, de prêter sans intérêt, et de donner l’aumône. Cette solidarité s’étendait parfois jusqu’aux pratiques de prêt et de redistribution des richesses.
- Les pharisiens et l’économie morale : Les pharisiens, un groupe religieux influent, prônaient un respect strict de la Loi et des préceptes d’entraide. Ils encourageaient les dons, l’aumône, et les pratiques de soutien aux plus pauvres. Bien qu’ils soient souvent opposés à Jésus dans les Évangiles, leurs enseignements sur la moralité économique et l’aide aux démunis résonnent avec certaines des valeurs promues par Jésus lui-même.
- Les Esséniens et la communauté de Qumrân : Les Esséniens, une secte juive vivant dans des communautés isolées comme celle de Qumrân, rejetaient la richesse personnelle et vivaient en partageant tous leurs biens. Ils voyaient dans l’argent une source de corruption et préconisaient une vie de simplicité et de solidarité. Cette communauté, dont les écrits ont été retrouvés dans les Manuscrits de la mer Morte, proposait une alternative radicale aux structures économiques de l’époque, prônant une vie communautaire sans propriété individuelle.
Conclusion : Une vision nouvelle de l’argent et du crédit
Dans la Palestine du Ier siècle, les questions d’argent, de crédit et de dette étaient omniprésentes, souvent sources de divisions sociales et de tensions. Les Romains utilisaient l’argent pour renforcer leur pouvoir, imposant une fiscalité lourde sur le peuple. Les dettes chroniques des paysans et les pratiques de crédit douteuses enserraient la population dans des cycles de pauvreté, rendant les enseignements de Jésus sur l’argent d’autant plus subversifs et pertinents.
Les enseignements de Jésus offrent une vision radicalement différente de l’utilisation de l’argent. Plutôt que de chercher l’enrichissement matériel, Jésus encourage une vie d’humilité, de partage et de pardon. Il propose un idéal de solidarité communautaire et de détachement des biens terrestres, opposé à l’accumulation égoïste et aux pratiques financières qui asservissent. Son message de pardon des dettes, à la fois spirituelles et matérielles, reste une des plus fortes critiques de l’économie inégalitaire de son temps, tout en proposant une alternative basée sur la compassion et la justice sociale.
Aujourd’hui encore, les enseignements de Jésus sur l’argent et la dette continuent de susciter des réflexions sur l’éthique économique, l’inégalité, et la responsabilité sociale, montrant que ces valeurs résonnent au-delà de leur contexte historique et s’adressent à des questions universelles et intemporelles.